« Le royaume entier était à feu et à sang. Les vastes plaines d'Edernys s'étaient teintées d'une effroyable couleur et étaient jonchées de cadavres et de soldats agonisant. Un général, perché sur son cheval, hurlait des ordres que personne n'entendait, ou du moins ne voulait entendre. Les hommes se battaient mécaniquement, leur peur s'était transformée en quelque chose de bien pire que le courage. Ils ne se battaient plus pour vivre ; ils se battaient pour tuer. La plupart d'entre eux n'avaient pas choisi d'être là, et peut-être que quelque part, une femme et des enfants priaient pour eux un dieu qui n'épargnait personne. Les ordres avaient été clairs : l'armée était en droit de réquisitionner toute personne valide et en état de se battre afin de défendre le royaume, excepté femmes, enfants et vieillards. Les seules raisons qui pouvaient mener à un arrêt des combats étaient la mort d'un général ou le manque de combattants. Mais dans ce cas, il suffisait d'aller en chercher d'autres, de frapper à toutes les portes, de tuer quelques familles pour en faire obtempérer d'autres. On se révoltait bien sûr, on refusait, on tenait tête. Mais qu'est-ce que la parole d'un paysan contre la poudre d'un canon ou les balles d'un fusil ? Les espoirs s'amincissaient de jour en jour. On parlait d'envoyer les femmes, de condamner les enfants. À croire que le monde avait perdu sa dernière once d'humanité. Mais quelque part sur le continent, des hommes refusaient de se battre. Jamais une guerre n'avait réussi à épuiser autant de soldats, à faire mourir autant d'âmes. Et ils avaient bien compris que c'était peine perdue. Car ce n'était pas des hommes. Les choses contre lesquelles l'empereur les envoyaient se battre. C'était bien pire. »Journal d'un voyageur
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C'était un des rares textes qui relataient encore les véritables heures les plus sombres du royaume :
la guerre des Ombres. Depuis peu,
un étrange voile de brume s’était installé autour du continent, et quiconque s’en était approché d’un peu trop près était mort sur-le-champ. Le commerce avec les continents voisins s’était donc arrêté net et les navigations en pleine mer étaient devenues interdites. Mais, à cette époque, la plupart des Syeraliens ignoraient la vérité, et le roi s’était vite retrouvé en mauvaise posture. La confiance des habitants lui échappait tout autant que leur sécurité, et il fut forcé de rentrer en guerre. Si le motif officiel semblait tout au plus acceptable, la réalité était bien différente.
Sur le champ de bataille, mêlés aux cadavres des soldats Syeraliens, se trouvaient les dépouilles de leurs adversaires. Et elles n'avaient rien d'humain. L’origine des créatures, que l'on avait nommées "
Ombres" en raison de leur carnation noire et de leurs corps difformes, semblait résider dans la mort elle-même :
chaque soldat tué faisait apparaître une Ombre.
Assez rapidement, les soldats du royaume s'étaient épuisés, et les combats semblaient être lancés pour ne jamais s'arrêter. Plus grandes étaient les pertes Syeraliennes, plus nombreux étaient les ennemis, et ceux-ci semblaient invincibles. Les lames transperçaient leurs corps et si certaines Ombres tombaient aussitôt, d’autres semblaient ne rien ressentir. Il était vite apparu qu’il ne suffisait pas de les transpercer, mais qu’il fallait toucher un point précis de l’Ombre :
son alter. Comparable à son coeur, l’alter était la “chose” qui semblait maintenir l’Ombre en vie et qui régénérait ses blessures. Seulement voilà ; chaque Ombre avait un alter différent et il était impossible de savoir à l’avance où il se trouvait ; seules quelques rares personnes, que le roi nomma les Voyants, semblaient avoir le pouvoir que l'on appela "
l'Alterya" : celui de voir l’emplacement des alter des Ombres. Les Voyants étaient donc devenus des personnes extrêmement importantes à la survie du royaume, car charcuter ses adversaires de bout en bout était chose impossible sur le champ de bataille, et les soldats, découragés, commençaient à se demander si gagner la guerre était une option envisageable. Mais malgré l’espoir nouveau qu’avaient apporté les Voyants, tout semblait perdu. Jusqu'au jour où le roi lui-même se rendit à Al-Caïn avant de se volatiliser. Personne ne sut jamais ce qu'il était allé y faire, ni pourquoi il n'en était jamais revenu, mais un peu moins d'une semaine après sa disparition, les combats cessèrent. Comme à chaque fois qu'un phénomène inexpliqué se produisait, des théories toutes plus folles les unes que les autres virent le jour, de la coïncidence au sacrifice, mais aucune ne fut confirmée. Toutes les Ombres s'évaporèrent de façon mystérieuse, ne laissant derrière elles qu’un continent ravagé par la guerre et souillé par le sang.
Mais le brouillard mortel ne disparut pas.
Durant les années qui suivirent l'arrêt des combats, Syeralin retrouva peu à peu un rythme de vie normal. Plus le temps passait, plus l'on s'était dit que cela ne recommencerait pas, et les soldats avaient baissé leur garde, préférant oublier tout souvenir de cette guerre qui, pour eux, n’avait aucun réel sens.